Loading...
 
Philippe Djian's tribute to Richard Brautigan (French)
Print
Français
Flash player not available.


Une raison d'aimer la vie

Philippe Djian

Je me trouvais à Athènes lorsque j'ai appris la mort de Richard Brautigan. Mes premières vraies vacances depuis dix ans. La première chose que je réussissais à me payer en écrivant des livres. Je ne sais pas pourquoi cette nouvelle épouvantable m'est tombée dessus juste à ce moment-là. Depuis trois jours, je partageais mon temps entre les musées et les terrasses des cafés. Je ne pensais à rien. Mon fils tournait autour d'un jet d'eau. J'avais un oeil sur le journal, l'autre sur ma femme. Elle était toute bronzée, magnifique. Et je ne parle pas de la lumière, de l'incroyable douceur de l'air et du miracle d'être toujours en vie durant ces derniers jours d'octobre 1984. Il n'y avait qu'une seule chose qui me contrariait. Savais embarqué cinquante paquets de tabac dans mes valises, mais pas de papier à rouler. Bien sûr, le malheur frappe toujours là où vous ne l'attendez pas.

Lorsque je suis tombé sur l'article, ma femme achetait des pistaches. Le type en avait laissé quelques-unes sur la table avant de repasser. Il lui souriait. Ma femme est grande, blonde, bien roulée. Athènes est une ville que j'adore. J'avais moi aussi le sourire aux lèvres lorsque j'ai appris qu'il était mort. À Bolinas, en Californie. Depuis, je ne suis plus le même. Je me réveille la nuit. Et vous non plus, vous n'êtes plus les mêmes, que vous en soyez conscients ou non.

« Qu'est-ce que tu as? Ça ne va pas ? » me demanda-t-elle.

Je l'ai regardée sans dire un mot puis je lui ai tendu le journal. Il y a quatorze ans que nous vivons ensemble. Mon fils s'est pointé tandis qu'elle avait disparu derrière le journal. Les pistaches qui n'étaient pas ouvertes, il les alignait devant moi. Le journal s'est refermé avec un bruit d'ailes effrayant. La plupart des types pleurnichent après la femme de leur vie, je n'avais pas ce genre de problème, Dieu merci.

« Bon, me dit elle, je vais aller m'acheter les mêmes sandales que John Lennon. Ne rentre pas trop tard, je t'attendrai.»

Je me suis retrouvé tout seul. Avec de l'ouzo, l'alcool national. Ma dernière cuite remontait à l'hiver, autant dire que je n'avais aucune honte. Pour une fois, j'avais assez d'argent dans les poches pour mettre à genoux toutes les bouteilles du bar. Mais le sort était, vous en conviendrez, d'une complète ironie. Avait-on jamais entendu parler d'un gosier aussi sec? Y avait-il quelque chose de plus terrible que sa disparition?

Je donnerais dix mille vies pour la vie de Richard Brautigan. J'essaie de vous dire ça en vous regardant en face. Vingt mille. Au fond, je ne m'écoeure pas du tout. Il en tombe des centaines de milliers tous les jours. Est-ce qu'on pense à ses millions de lecteurs, à ces réservoirs de sang neuf qu'étaient Mémoires sauvés du veut ou La Vengeance de la pelouse...? Quelqu'un essaierait-il de venir m'arracher des mains Tokyo Montana express...? Vers une heure du matin, je rentrais à l'hôtel Akropolys. Tout au long de la soirée, je n'avais pas eu plus de difficultés qu'un autre à mesurer ce que nous avions perdu. J'arrivai devant la réception. Le type me cligna de l'oeil en prenant un air de conspirateur. Je bifurquai dans la salle d'attente en lui commandant une bouteille. De ma vie, je ne m'étais jamais trouvé aussi saoul et lucide à la fois. Je crois bien que j'aurais été capable de tenir sur une jambe mais je me laissai tout de même aller dans un fauteuil. La lampe du plafond semblait survoltée. C'était comme dans cette nouvelle où il avait illuminé sa grange avec des ampoules de 200 watts... Times Square, Montana.

J'invitai le gars à partager la bouteille avec moi. Non, il n'avait jamais entendu parler de Richard Brautigan mais il sortit une petite boîte de sa poche et la posa devant moi en souriant. Je lui expliquai que Brautigan était une des bonnes raisons d'aimer a vie, j'étais à deux doigts d'envoyer un torrent de larmes à travers la pièce mais il me souriait de toutes ses dents et m'invitait à ouvrir mon petit cadeau. C'était du papier à rouler. Cinq paquets neufs. Il les avait négociés dans un bar du Pirée, il avait fait le chemin exprès pour moi.

Je m'en suis roulé une d'une main tremblante, de ma longue main tendre et fragile d'écrivain. Je ne savais comment le remercier Je ne savais pas par où commencer.

« Richard Brautigan... j'ai murmuré. Son nom c'était Richard Brautigan. »


Philippe Djian
Crocodiles
Éditions Bernard Barrault, 1989: 13-14

English translation

Copyright note: My purpose in putting this material on the web is to provide Brautigan scholars and fans with ideas for further research into Richard Brautigan's work. It is used here in accordance with fair use guidelines. No attempt is made regarding commercial duplication and/or dissemination. If you are the author of this article or hold the copyright and would like me to remove your article from the Brautigan Archives, please contact me at birgit at cybernetic-meadows.net.